Chercher sans se lasser, croire avoir trouver et in fine démonter les ficelles de la société Google en les utilisant. Blog aussi sur Web 2.0, interoperabilité, Sciences & langages & neurosciences). En 1943, Valentin, le chef de la Légion des combattants nommé par Pétain, rejoint Londres et fait diffuser un message d'autocritique et dénonce la faute toujours présente: "On ne reconstruit pas sa maison pendant qu’elle flambe!". SAPERE AUDE!
vendredi 26 juin 2009
Reference: Vincent Geisser La Revue internationale et stratégique (65), printemps 2007, p. 142-155
« Des Voltaire, des Zola musulmans… ? Réflexion sur les
nouveaux dissidents de l’islam »
Vincent Geisser, Chargé de recherche au CNRS
Publié dans La Revue internationale et stratégique (65),
printemps 2007, p. 142-155.
En février 2004, l’hebdomadaire Marianne choisisait de rendre hommage à ceux qu’il
qualifie désormais de « dissidents de l’islam ». Sous la plume de sa responsable des pages
« éducation », Natacha Polony, on peut lire ainsi : « Opposer les lumières de la raison aux
ténèbres de l'obscurantisme : c'est la mission que s'étaient assignée les philosophes du XVIIIe
siècle, Voltaire, Diderot ou Montesquieu. C'est également l'espoir de ces intellectuels
d'origine maghrébine, universitaires, psychanalystes ou écrivains, qui luttent par leurs écrits
contre l' ‘appropriation sauvage de l'islam’ par l'islamisme. Mais, alors que les premiers
parvenaient à se faire entendre malgré la censure, notre société obsédée de communication
ne laisse que peu de place aux partisans d'un islam moderne, pourtant représentatifs de ce
qu'est aujourd'hui l'islam de France »1.
Qui sont précisément ces partisans d’un islam dit « moderne » ? Quelle position
occupent-ils dans le champ politico-médiatique ? Sont-ils véritablement victimes de
« censure » ou d’indifférence généralisée, comme semble le suggérer la chroniqueuse de
Marianne ?
Nous tenterons de répondre à ces questions, en nous efforçant, d’une part, de resituer
cette notion de « dissidence musulmane » dans son développement historique, et en nous
attachant, d’autre part, à la relativiser au regard des débats intellectuels dominants. L’une
des hypothèses majeures qui sous-tend notre démonstration est que cette « dissidence »
renferme, en réalité, une forte dose de conformisme et que la position de ces acteurs
musulmans « critiques », loin d’être marginale, répond à une demande politique et
médiatique croissante. En ce sens, ce qui au premier regard pourrait apparaître comme une
entreprise subversive sur le plan intellectuel répond davantage à une démarche de soutien
et d’appui à une critique dominante de l’islam et des musulmans. Cette posture
prétendument « critique » s’est largement banalisée, ces dernières années, dans la société
française, au risque d’ailleurs de transformer ces « dissidents de l’islam » en intellectuels
musulmans alibis, l’originalité de leur apport étant souvent occultée au profit de la seule
fonction de légitimation de la dénonciation dominante des « dangers » de l’islam(isme) et
des méfaits du communautarisme musulman.
1
Natacha Polony, « La révolte des dissidents de l’islam », Marianne, n° 356, 16 au 22 février 2004.
2
La dénonciation des « mauvais musulmans » : un genre historique bien assis
Contrairement à une idée reçue, la critique « interne » de l’islam et des musulmans
n’est pas un phénomène récent. De ce point de vue, les « dissidents » actuels ne sont que
des héritiers. Pour se limiter à l’histoire contemporaine, on peut évoquer les prises de
positions d’une minorité d’« élites musulmanes » dans le contexte colonial de l’Algérie
française, qui reprenaient à leur compte les thèses en vogue sur le « retard musulman » et
entendaient ainsi œuvrer à une réforme profonde de leur religion, afin qu’elle s’adapte aux
exigences de la modernité laïque et républicaine. Bien sûr, toutes les nuances de critiques
existaient, allant de ceux qui prônaient la fidélité au « message coranique » et qui
prétendaient précisément que c’étaient les musulmans qui l’avaient trahi – d’où la
décadence inéluctable -, à ceux qui professaient carrément un laïcisme radical, appelant à
une quasi-rupture avec la religion d’origine. Il existait également toute une gamme de
« positions » intermédiaires qui évoluaient en fonction du contexte sociopolitique et des
rapports de force avec le colonisateur. En somme, la critique interne de l’islam a toujours été
étroitement liée aux débats traversant l’ensemble de la société française (indigène et
métropolitaine) et ses thèmes largement dépendants du champ intellectuel dominant,
comme si celle-ci existait moins pour elle-même que pour les autres. En définitive, critiquer
l’islam et les musulmans, c’est moins parler aux « siens » que de donner des signes et des
gages aux acteurs dominants (ou perçus comme tels), renvoyant en cela à au processus de
mythification, analysé avec beaucoup de finesse par le philosophe Albert Memmi dans son
Portait du colonisé : « Confronté en constance avec cette image de lui-même, proposée,
imposée dans les institutions comme dans le contact humain, comment n’y réagirait-il pas ?
Elle ne peut lui demeurer indifférente et plaquée sur lui de l’extérieur, comme une insulte
qui vole dans le vent. Il finit par la reconnaître, tel un sobriquet détesté mais devenu un
signal familier. L’accusation le trouble, l’inquiète d’autant plus qu’il admire et craint son
puissant accusateur. N’a-t-il un peu raison ? murmure-t-il. Ne sommes-nous pas tout de
même un peu coupables ? Paresseux, puisque nous avons d’oisifs ? Timorés, puisque nous
nous laissons opprimer ? […] Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification »2.
Il serait, par ailleurs, inexact de limiter ce type de processus psychosociologique à
l’univers musulman : la France post-révolutionnaire en a connu bien d’autres manifestations,
avec notamment ce qu’on a appelé le courant du franco-judaïsme, porté des élites israélites
qui voyaient exclusivement leur salut dans la « France des Lumières » (la nouvelle
Jérusalem), rejetant au nom de l’idéologie de la régénération, ce qu’ils considéraient comme
les aspects les plus archaïques de leur religion : « dans un tel contexte, rappelle le politiste
Pierre Birnbaum, l’émancipation des Juifs suppose une ‘régénération’ les transformant en
citoyens liés uniquement à l’Etat, abandonnant leur coutumes collectives, leurs règles
internes de même que leurs pratiques qui les maintenaient auparavant à l’écart de la société
globale. Le franco-judaïsme est un pari universaliste de même qu’un jeu à somme nulle, les
bienfaits de l’égalité ne pouvant se réaliser qu’au détriment de la persistance des solidarités
particularistes. Dans ce sens, les Juifs se métamorphosent en israélites, en citoyens de
confession israélite bénéficiant tant de l’égalité politique et civile que de la protection de
l’Etat républicain »3. Cette critique interne au/du judaïsme ne s’est pas cantonnée
2
Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 1985, p.
106-107.
3
Pierre Birnbaum (dir.), « Introduction », Histoire politique des juifs de France, Paris, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, 1990, p. 12.
3
simplement aux laïcs de la « communauté » mais a également été relayée dans les milieux
religieux par certains rabbins, admirateurs de l’œuvre révolutionnaire et républicaine.
L’historien Jean-Marc Chouraqui cite à ce propos le grand rabbin de Belgique, F.-A. Astruc
qui jouissait d’une certaine influence dans le judaïsme francophone et qui, dans son ouvrage
rationaliste Histoire abrégée des juifs, prônait clairement la réconciliation entre la Foi et la
Raison : « ‘le rationalisme peut seul sauver la foi’, et se félicitait de ce q’il ‘envahisse la
synagogue’ »4.
Pour revenir au contexte franco-musulman contemporain, l’historien Guy Pervillé nous
rappelle l’existence, au début du XXe siècle, d’un courant dit « assimilationniste » dans le
contexte colonial algérien, véhiculé par des élites musulmanes qui avaient reçu une « double
éducation » à la fois en arabe littéraire et en français. La plus figure la plus emblématique de
cette mouvance assimilationniste était sans doute Chérif Benhabylès, auteur de l’ouvrage
L’Algérie française vue par un indigène, paru en 1914, et qui entendait moins dénoncer la
« maladie de l’islam » que celle de ses coreligionnaires musulmans, dont l’ignorance et la
paresse intellectuelle auraient précipité la décadence. C. Benhabylès ne reniait en rien sa foi
musulmane – il se réclamait des enseignements du Prophète Mohammed - mais voulait agir
« à l’intérieur » de l’univers islamique, afin d’entreprendre une réforme profonde des esprits
musulmans endormis par le fanatisme et les pratiques archaïques : « [Benhabylès] reproduit
quatre conférences prononcées par celui-ci en arabe, dans lesquelles alternent les
manifestations de gratitude envers la France et les dénonciations de l’ignorance dans
laquelle des fanatiques prétendent les enfermer. Ces mauvais musulmans ne font que
prolonger la décadence de l’Islam, en méprisant les vrais enseignements du Prophète : ‘Nous
avons déserté les sciences et les arts et nous sommes demeurés dans la solitude, nous
n’avons fait aucun effort pour suivre les grandes nations voisines dans leur progrès et nous
sommes demeurés en arrière. Cependant, notre religion ne nous empêchait pas de participer
à cette évolution vers le mieux qui entraînait le monde. Et maintenant, nous voyons les autres
peuples, produire, en dehors de nous, des choses utiles, que notre religion elle-même nous
recommandait d’acquérir, mais nous ne l’avons point écoutée. Bien plus, ces découvertes
utiles, nous les avons déclarées mauvaises. Alors, les calamités, l’indigence, qui peuvent
engendrer toutes les vices, nous écrasé de leur foudre’ »5.
A l’instar de certains « dissidents de l’islam » actuels, C. Benhabylès pensait que les
êtres humains était les premiers fautifs dans la corruption de la religion musulmane et
pointait déjà la responsabilité majeure des tenants du panislamisme (partisans de l’unité de
la oumma) que d’aucuns considéreront, au risque d’anachronisme, comme les ancêtres des
fondamentalistes et des islamistes d’aujourd’hui : « L’Islam recommande la recherche de la
science par l’interrogation, ‘précepte de liberté, principe de recherche scientifique, qui
permet d’atteindre la vérité en quelque endroit qu’elle se trouve, maxime grâce à laquelle
ceux qui nous ont précédés ont connu les devoirs de la vraie religion, si opposée au
fanatisme’ »6.
Si des personnalités musulmanes comme C. Benhabylès étaient convaincues d’une
possible réconciliation entre la Foi et la Raison, d’autres, en revanche, véhiculaient un
4
Jean-Marc Chouraqui, « De l’émancipation des juifs à l’émancipation du judaïsme. Le regard des rabbins
français du XIXe siècle », dans Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des juifs de France, op. cit. p. 50.
5
Chérif Benhabylès, L’Algérie française vue par un indigène, cité par Guy Pervillé, Les étudiants algériens à
l’Université française 1880-1962, Alger, Casbah Editions, 1997, p. 212 (édition française : CNRS-Editions, 1984).
Les passages en italiques sont les propres phrases de C. Benhabylès, les autres en caractère normal renvoient
aux commentaires de G. Pervillé.
6
Ibid., p. 215.
4
laïcisme radical, n’accordant aucune concession à la croyance et à la pratique musulmanes.
Selon elles, tel l’avocat Hanafi Lhamek, l’assimilation à la culture française supposait une
rupture avec la religion musulmane – représentée comme la religion des envahisseurs
arabes – et une adhésion à l’idéologie républicaine, synonyme de modernité et
d’universalisme. Un tel courant, minoritaire chez les élites indigènes – pour reprendre la
catégorie en usage à l’époque - revendiquait en quelque sorte une « désilamisation »
progressive des sujets musulmans, au moins dans les espaces publics : « Cette profession de
foi laïque, relève l’historien Guy Pervillé, n’empêchait pas l’auteur [Hanafi Lhamek] de
prononcer contre l’Islam et contre les Arabes un réquisitoire qui fit scandale, en particulier
chez les Oulémas. La pire conséquence de l’invasion arabe, affirmait-il, fut ‘l’introduction en
Berbérie de ce facteur de mort qui s’appelle l’Islam […] chloroforme d’une efficacité
extraordinaire’. Les principes du Coran ‘sont en contradiction absolue avec les lois de la vie
moderne… En adoptant l’Islam, une masse ignorante va infailliblement vers l’abîme’»7.
Comme nous le verrons, ce courant laïciste radical n’a pas complètement disparu dans la
société française d’aujourd’hui : certaines élites françaises issues de l’immigration
postcoloniale développent des thèses comparables, empreintes d’un certain berbérisme
anti-musulman, allant jusqu’à montrer, à partir d’arguments fort contestables, que la culture
berbère entretiendrait de affinités « naturelles » avec la laïcité et l’universalisme républicain.
Enfin, encore plus radicale dans leur critique de l’islam, étaient les rares adeptes du
courant « conversionniste » qui n’hésitaient pas à défendre à l’époque coloniale l’idée d’une
conversion massive des Kabyles musulmans au christianisme, identifié à la religion
de civilisation par opposition à l’islam, religion de régression : « Q’il fut chrétien ou laïque,
cet assimilationnisme absolu se traduisait le plus souvent en berbérisme, ou plutôt en
pseudo-berbérisme, car il ne prétendait pas à défendre et illustrer la culture berbère, mais
seulement renier la solidarité arabo-islamique pour donner corps et âme la Berbérie à la
France »8. A l’heure actuelle, on trouverait des traces de ce courant conversionniste kabyle
chez des intellectuels comme Lucien Samir Arezki Oulahbib, auteur d’ouvrages sur le
« racines chrétiennes » des Berbères9 et qui défend la thèse, selon laquelle l’islamisme ne
serait pas une déviation de l’islam mais bien son incarnation la plus parfaite. Pour cet auteur,
il ne fait aucun doute que le projet islamiste est tout entier contenu dans le Coran : « En fait,
écrit-il, le débat est biaisé par avance si l’on n’explique pas que loin de mal lire le Coran, les
islamistes l’appliquent à la lettre. On peut certes reprocher à quelque occidental de ne pas
savoir lire ce texte (et dans ce cas la réciproque est vraie, aucun musulman n’a vraiment lu
les Evangiles, la Bible, les sages grecs...), mais si l’on dit de même, pour quelque théologien
proche des Frères musulmans, du wahhabisme, du khomenisme, il faut le prouver, il faut
débattre avec eux et devant nous, si ignares, pour observer s’il s’agit d’une différence de
degré ou de nature »10.
Que reste t-il aujourd’hui de ces différents courants critiques à l’égard de l’islam et des
musulmans ?
S’il est possible de relever des analogies et des parentés intellectuelles entre les
critiques actuelles et les critiques ayant cours durant la période coloniale, il convient de ne
pas conclure en une simple reproduction des discours et des énoncés. En ce sens, les
7
Ibid., p. 215.
8
Ibid., p. 215.
9
Lucien Oulahbib, Les Berbères et le Christianisme, Paris, Editions Berbères, 2004.
10
Lucien-Samir Arezki Oulahbib, « Islam/isme : les illusions d’un débat », www.agoravox.fr, 1er décembre 2006.
5
nouveaux « Zola » ou « Voltaire de l’islam » s’inscrivent dans un contexte sociopolitique
totalement différent qui nous interdit de parler de continuum colonial.
Figures emblématiques de la « critique musulmane » : sous les apparences de la
subversion, un certain conformisme idéologique
Habituellement la formule de « dissidents » s’applique à des individus ou des groupes
qui ont choisi de se mettre en marge du « système » pour le contester ou carrément le
changer en profondeur. On l’a notamment employé pour désigner les opposants ou les
résistants dans les anciens régimes socialistes d’Europe orientale et, d’une manière plus
générale, tous ceux luttant contre les régimes autoritaires et totalitaires. Dès lors, on
comprend la difficulté de l’appliquer à ceux qui, en France et dans les démocraties
occidentales, critiquent l’islam ou les musulmans. Si ces derniers dénoncent parfois et, à
juste titre, le caractère « répressif » de certains régimes du monde arabo-musulman (les
pays du Golfe persique, l’Iran, le Soudan…), leurs discours et leurs actions « subversives » se
traduisent rarement par une démarche oppositionnelle, se contentant, le plus souvent, de
pointer du doigt les « dérives » des musulmans d’Occident, à savoir les groupes et les
associations islamiques résidant en Europe et en Amérique du Nord. En ce sens, les
nouveaux « Voltaire de l’islam » apparaissent moins comme des dissidents que des cautions
musulmanes « éclairées » à la critique plus générale de l’islam et des musulmans qui se
développent aujourd’hui dans la plupart des pays occidentaux. Leur dénonciation vise moins
à réformer l’univers musulman de l’intérieur, qu’à légitimer les discours dominants sur la
religion musulmane, en y apportant parfois des nuances ou, au contraire, en renforçant
davantage leur caractère essentialiste (l’islam serait par nature extrémiste). C’est toute
l’ambivalence du positionnement de ces « nouveaux » critiques de l’islam : ils semblent
moins œuvrer à une réforme de la religion musulmane, qu’à conforter des présupposés et
des préjugés déjà présents dans les sociétés occidentales. Il convient bien sûr de ne pas
caricaturer leurs prises de positions : certains parmi ces « nouveaux » critiques sont des
intellectuels érudits, dont l’éclairage est souvent stimulant et novateur. Toutefois, dans le
jeu de rôle qui leur est imparti, au sein du champ politico-médiatique, la subtilité de leur
point de vue tend à disparaître au profit des aspects les plus grossiers et manichéens de leur
analyse, ces derniers étant sommés de jouer la partition du « bon musulman » ou du
« musulman éclairé » pour décrédibiliser le « mauvais musulman », à savoir celui que l’on
qualifie pêle-mêle d’intégriste, de fondamentaliste ou d’islamiste, ces catégories étant
interchangeables. Certains acceptent les règles du jeu, d’autres les refusent. C’est tout le
paradoxe de ces acteurs qui se prétendent des « intellectuels musulmans libres », alors que
leur discours est généralement formaté ou, plutôt reformaté, par les impératifs du débat
politico-médiatique. Dans ce jeu de rôle ethno-religieux (« bons musulmans intégrés » versus
« mauvais musulmans intégristes »), point de place pour l’originalité et la créativité. En
recourant à la méthode des idéal-types, nous nous proposons d’analyser ici quelques figures
emblématiques de cette « nouvelle » critique de l’islam : l’intellectuel érudit, la rebelle
algérienne, la martyre exilée, le Beur civique et la Beurette émancipée, sachant que les trois
premières catégories renvoient plutôt au registre intellectuel, alors que les deux dernières
relèvent davantage de la vulgarisation, voire de la politisation.
L’intellectuel érudit ou la nostalgie de « l’islam des Lumières »
6
Depuis quelques années, on peut constater la publication d’un certain nombre d’essais
critiques sur l’islam dont les auteurs correspondent assez bien à l’image de l’intellectuel
« franco-arabe » ou « franco-maghrébin », formé dans les deux cultures et les deux langues,
entretenant ainsi une vision mélancolique d’un modèle d’éducation propre à certaines élites
maghrébines. Parmi eux, les intellectuels franco-tunisiens Abdelawahab Meddeb et Fethi
Benslama sont sans aucun doute les plus représentatifs de cette « nouvelle vague ». Leurs
écrits ne cessent de louer cet « islam des Lumières » de leur enfance et leur adolescence (le
Maghreb des années 1950-1960), aujourd’hui emporté par la « vague intégriste » : « Il faut le
reconnaître, constate A. Meddeb, le modèle européen dans lequel j’ai grandi, celui qui
émane des Lumières françaises et qui m’a formé, à travers un enseignement franco-arabe,
n’est plus attractif. […] J’ai assisté dans mon enfance (dans les années 1950), dans cette
citadelle de l’islam qu’est la médina de Tunis, au dévoilement des femmes au nom de
l’occidentalisation et de la modernité ; cela a concerné les femmes, les filles et les sœurs des
docteurs de la Loi qui tenaient chaire dans la millénaire université théologique de la Zitouna
(une des trois plus importantes de l’islam sunnite…) »11. Cette célébration de « l’islam des
Lumières » évoque parfois les accents fortement assimilationnistes de certaines élites
indigènes profrançaises pendant la période coloniale. Ainsi, A. Meddeb n’hésite pas à se
réclamer ouvertement du penseur nationaliste Ernest Renan : « [….] Je lui pardonne son
racisme, sa vision essentialiste des langues et des systèmes symboliques, sa hiérarchie entre
les expressions et les imaginaires…car il m’a aussi aidé à comprendre la chimère que
représentent le panarabisme comme le panislamisme. Son opuscule Qu’est-ce qu’une
nation ? m’a rappelé que la nation n’est fondée ni sur l’unité linguistique, ni sur la
communauté de la foi, ni sur la continuité géographique, ni sur le langage de l’histoire. Elle
l’est sur le seul désir d’être ensemble. C’est ce désir qui m’a fait choisir la communauté
française, où mon nom étranger se décline dans l’amputation sonore, où je continue
d’entretenir ma généalogie islamique et la croiser avec mon autre généalogie européenne.
Ainsi l’hérité et le choisi se combinent à l’intérieur d’un seul et même être… »12.
N’échappant pas à une vision évolutionniste, l’islam connaîtrait, selon ces « nouveaux
Voltaire musulmans », un déclin inéluctable, dont la responsabilité incomberait
principalement aux peuples musulmans. A ce propos, le psychanalyste Fethi Benslama écrit :
« Face à la terreur du nom [Islam = soumission] et à la hantise de sa trahison que l’idéologie
islamiste diffuse dans la jeunesse, il s’agit ici de reprendre le travail de l’écart entre le nom et
l’essence, celui-là même qui fut à l’œuvre chez les penseurs de la liberté dans la civilisation
islamique (Avicenne, Averroès, Ibn Arabî, etc.) ou celle des Lumières européennes, puisque
tel est l’un des sens du travail de la culture »13. Même constat pessimiste chez le poète A.
Meddeb pour qui le déclin de l’islam semble irréversible : « Je voudrais reprendre la
question du déclin et comprendre l’écart qui sépare l’islam ancien de l’islam actuel, saisir les
causes qui ont conduit de la splendeur à la misère »14.
Au premier rang des accusés, ceux que A. Meddeb appelle avec un certain dédain les
« semi-lettrés » de l’islam, c’est-à-dire ces nouvelles élites du monde arabo-musulman,
issues de la démocratisation de l’enseignement qui, selon lui, useraient et abuseraient de
leurs titres universitaires pour se livrer à une « lecture sauvage » des textes afin
11
Abelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2002, p. 43.
12
Ibid., p. 220-221.
13
Fethi Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, Paris,
Flammarion, 2005, p. 30.
14
Abelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, op. cit,. 158.
7
d’endoctriner les masses ignorantes. La dénonciation verse ici facilement dans une forme
d’élitisme, les « Voltaire de l’islam » ayant tendance à traiter leurs « pairs » du monde arabe
avec un certain mépris (nous sommes les Lumières, ils sont les ignorants), comme si la
démocratisation de l’Université était responsable de l’islamisme et du radicalisme. En
somme, ces « Voltaire du XXIe sièlce » entendent dénoncer le nivellement par le bas de la
pensée islamique et appellent au retour d’un « islam aristocratique » : « D’aristocratique,
dénonce A. Meddeb, le sujet islamique devient peu à peu l’homme du ressentiment, cet
homme frustré, insatisfait, se pensant au-dessus des conditions qui lui sont faites ; comme
tout semi-intellectuel, il s’avère (dans ses refus et sa haine accumulés) candidat à la
vengeance, prédisposé à l’action insurrectionnelle et à ce qu’elle comporte de dissimulation
et de sacrifice »15.
Le principal reproche que l’on peut adresser à ces « nouveaux » critiques érudits de
l’islam (Abdelawahab Meddeb, Fethi Benslama, Malek Chebel..), c’est finalement de
répondre au processus d’idéalisation identitaire des islamistes (la citée idéale de Médine des
débuts de l’islam) par une autre idéalisation toute aussi mythique (la cité musulmane
aristocratique du Moyen Âge ou, pire, la cité coloniale franco-arabe), s’exposant par là à
n’avoir aucune prise sur l’évolution sociologique de l’islam actuel et sur les « musulmans
réels ». A l’idéalisme islamo-fondamentaliste, ils opposent un idéalisme élitiste et
intellectualiste qui conforte à son tour, comme le relève fort pertinemment l’historienne
Sylvie Denoix, une vision à la fois essentialiste et quasi-génétique de l’islam, d’où d’ailleurs la
référence récurrente à la maladie, comme si la religion musulmane était un « corps
biologique » : « Nul ne pense, dans une posture essentialiste équivalente à celle qui consiste
à considérer les crimes islamistes comme ‘la maladie de l’islam’, à corréler les civilisations et
les crimes qui y sont commis. Sauf dans le cas de l’islam. Cet amalgame est dangereux, et pas
seulement intellectuellement. Il peut avoir des effets de réel comme celui qui conduit la
grande puissance qui a subi les attentats du 11 septembre à attaquer militairement un ou
plusieurs pays musulmans, même s’il(s) n’est/ne sont pas directement impliqué(s) dans ces
événements. [….] La critique de l’intégrisme musulman, pour radicale qu’on attende qu’elle
soit, aurait plus de positivité politique si l’on démontrait plutôt qu’il n’est qu’une errance de
l’islam »16.
De la rebelle algérienne à la jeune martyre exilée : la critique féminine de l’islam[isme]
Depuis la période coloniale, la question de la « femme musulmane » occupe une place
centrale dans l’idéologie émancipatrice française, notamment dans sa version progressiste,
renvoyant à l’idée que la réforme de l’islam passerait d’abord par une libération de la
musulmane soumise à l’obscurantisme et au patriarcat des « mâles arabo-musulmans »17.
De ce fait, la critique laïque ou laïciste de l’islam s’est toujours attachée à mettre en scène
des « femmes musulmanes », comme actrices passives ou actives de leur propre libération
sous des registres multiples : vestimentaire (le dévoilement), matériel (la modernisation-
hygiènisation de l’espace domestique), social (la visibilité dans les lieux publics), culturel
(l’adhésion aux valeurs universalistes) et bien sûr religieux (l’abandon total ou partiel de sa
religion familiale). Ce thème de l’émancipation féminine musulmane se présente avec
15
Ibid., p. 22.
16
Sylvie Denoix, « Compte rendu » de l’ouvrage d’Abdelwahab Meddeb : La maladie de l’islam, REMMM,
n° 101-102, 2003.
17
Nacira Guénif-Soulimas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2004.
8
d’autant plus d’acuité dans le complexe franco-algérien, parce qu’il est enserré dans une
histoire partagée et douloureuse (la colonisation, la guerre d’Algérie, la relation franco-
algérienne après l’indépendance et le conflit sanglant des années 1990). En somme, les
récents événements d’Algérie (1991-1998) et surtout la peur de la « contagion islamiste »
sur le territoire français (« Les islamistes sont parmi nous ») n’ont fait que réactiver ce mythe
de l’émancipation féminine, comme élément structurant de notre imaginaire national et
républicain : les héros de la critique de l’islam[isme] sont d’abord des héroïnes, parce que ce
sont, elles, précisément qui sont supposées être les premières victimes de l’obscurantisme
musulman : les écrivaines et essayistes Latifa Ben Mansour18, Malika Mokeddem19 ou
Khalida Messaoudi20 sont devenues, à l’horizon des années 1990, les figures emblématiques
de cette « nouvelle » résistance franco-algérienne à la tentation obscurantiste. Désormais,
les victimes ne sont plus silencieuses : elles prennent la parole et surtout elles écrivent pour
dénoncer la « dérive fondamentaliste », sans jamais pour autant verser dans l’islamophobie
haineuse. Toutefois, leur discours n’est pas sans effet sur les consciences françaises
effrayées par le spectre d’une infiltration islamiste dans le corps national. Prises dans un jeu
de rôle complexe, dont elles ne maîtrisent pas toujours les conséquences anxiogènes (effets
de la surexposition médiatique et de la mise en scène manichéenne du message), ces «
résistantes franco-algériennes » viennent parfois renforcer, malgré elles, les peurs et les
fantasmes de la société française à l’égard de l’objet « islam ».
Cependant, force est de constater que ces « résistantes de la première heure » à
l’obscurantisme sont aujourd’hui, en grande partie, éclipsées sur le plan médiatique par les
« nouvelles martyres de l’islamisme » qui, plus jeunes –elles sont nées dans les années 1960
-, sont nettement plus virulentes et surtout plus caricaturales dans leur dénonciation : leur
anti-islamisme empreinte souvent les chemins de l’essentialisme racialisant, au point de
tomber dans une « islamophobie » à peine voilée. Elles ne sont plus franco-algériennes
comme leurs devancières, dans la mesure où la transnationalisation de la « menace
islamique » a aussi favorisé une transnationalisation de la mise en scène des figures
féminines de la résistance à l’obscurantisme. Elles sont désormais iraniennes (Chahdortt
Djavann en France)21, pakistanaises (Irshad Manji au Canada)22 ou somaliennes (Ayaan Hirsi
Ali aux Pays-Bas)23 et répondent aussi très largement à une certaine forme d’esthétisme
médiatique : loin de correspondre à l’image de la « femme d’expérience » que pouvaient
véhiculer les héroïnes franco-algériennes, ces « nouvelles martyres » renvoient d’abord à
une image de beauté et de pureté, presque innocente, sortes de Madones des temps
modernes. Leur discours de dénonciation joue très largement sur les registres émotionnel et
compassionnel, excluant de facto de toute possibilité de critique « objective » (les
intellectuels occidentaux seraient des « inconscients » ou, pire, des « complices », de
18
Latifa Ben Mansour, La prière de la peur, Paris, Le Différence, 1997 ; Frères musulmans, frères féroces.
Voyage dans l’enfer du discours islamiste, Paris, Ramsay, 2002 ; Les mensonges des intégristes, Paris, Editions
du Rocher, 2004.
19
Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins, Paris, Grasset, 1995 ; L’interdite, Paris, LGF, « Le Livre de
Poche », 1995 ; La transe des insoumis, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 2005.
20
Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout. Entretiens avec Elisabeth Schemla, Paris, Flammarion,
« Témoignage », 1999.
21
Chahdortt Djavann est née en 1967 en Iran. Elle est arrivée en France en 1993. Elle est l’auteure de Bas les
voiles !, Paris, Gallimard, 2003.
22
Irshad Manji est née en 1968. Elle est arrivée au Canada en 1972. Surnommée la « refuznik de l’islam », elle
est l’auteure de nombreux essais, dont Musulmane mais libre, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de Poche », 2003.
23
Ayaan Hirsi Ali est née en 1969. Elle est arrivée aux Pays-Bas au début des années 1990. Elle est l’auteure de
Insoumise, Paris, Pocket, 2005.
9
l’islamisme) : « J’avais treize ans, se rappelle Chahdortt Djavann, quand la loi islamique s’est
imposée en Iran sous la férule de Khomeiny rentré de France avec la bénédiction de
beaucoup d’intellectuels français. Une fois encore, ces derniers avaient décidé pour les
autres de ce que devaient être leur liberté et leur avenir. Une fois encore, ils s’étaient
répandus en leçons de morale et en conseils politiques. Une fois encore, ils n’avaient rien vu
venir, ils n’avaient rien compris. Une fois encore, ils avaient tout oublié et, forts de leurs
erreurs passées, s’apprêtaient à observer impunément les épreuves subies par les autres, à
souffrir par procuration, quitte à opérer, le moment venu, quelques révisions déchirantes
qui n’entameraient toutefois ni leur bonne conscience ni leur superbe »24. La somalo-
néerlandaise Ayaan Hirsi Ali, surnommée par certains médias la « Voltaire noire » développe
une volonté identique de jouer sur la culpabilisation des « intellectuels occidentaux » : « Ma
critique de la religion et de la culture islamiques, écrit-elle, est parfois reçue comme une
offense. Dans les faits, l’attitude des tenants du relativisme culturel est beaucoup plus dure,
plus offensante et plus blessante. Eux se sentent supérieurs, considérant les musulmans
comme ‘l’autre’ que l’on doit ménager. Ils pensent qu’il vaut mieux éviter de critiquer
l’islam, parce qu’ils craignent la rage des musulmans. Bien qu’ils soient prétendument des
libéraux, on constate qu’ils n’aident pas les musulmans à suivre l’appel au civisme qui nous a
été lancé »25.
Mais, comme nous l’écrivions ci-dessus, leur critique radicale de l’islam et des
musulmans échappe difficilement à une forme d’essentialisme qui aboutit à faire de la
religion musulmane une substance éternelle et irréformable et à présenter les hommes
musulmans comme des « animaux religieux », violents, sexistes, barbares et incapables de
contrôler leurs pulsions sexuelles. Ainsi, Ayaan Hirsi Ali n’hésite pas à comparer les mâles
musulmans à des boucs : « Dans l’islam, l’homme est représenté comme ce bouc. S’il voit
une femme découverte, il lui saute dessus. Les hommes musulmans n’ont aucune raison
d’apprendre à se maîtriser. Ils n’en ont pas besoin. Ils ne sont pas éduqués dans le domaine
sexuel. Et la morale sexuelle est entièrement tournée vers les femmes ». De son côté,
Chahdortt Djavann, auteure du « J’accuse de la condition féminine », selon l’historienne
Laure Olive qui ose la comparer à Zola26, surenchérit sur ce thème de la dépravation
sexuelle, en montrant que la prostitution, la pédophilie et l’inceste sont des produits
directement dérivés de la « culture islamique » : « Dans les pays musulmans, malgré le voile
des femmes, le viol et la prostitution font des ravages. La pédophilie y est très répandue car
si la relation sexuelle, non conjugale, entre deux adultes consentants est interdite et
sévèrement sanctionnée par les lois islamiques, aucune loi ne protège les enfants. Il y a
suffisamment d’enfants abandonnés à eux-mêmes, dans ces pays, pour faire les frais des
besoins sexuels urgents des hommes »27. En somme, les musulmans sont renvoyés
majoritairement à un statut de quasi débiles mentaux, qu’il conviendrait donc d’éduquer ou,
plutôt, de rééduquer à marche forcée, comme le laissent à penser les écrits de la pakistano-
canadienne, Irshad Manji, qui s’est lancée dans une véritable croisade d’occidentalisation
des esprits musulmans : « J’ai résumé mon défi de la manière suivante à mes camarades
musulmans : allons-nous rester spirituellement infantiles, enchaînés à des attentes de
conformisme et de mutisme, ou bien allons-nous devenir des citoyens, capables de défendre
24
Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. cit., p. 8.
25
Ayaan Hirsi Ali, Insoumise, op. cit.,p. 13.
26
Laure Olive, « Le ‘J’accuse’ de la condition féminine », EspacesTemps.net, 27 avril 2004,
http://espacestemps.net/document279.html.
27
Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. cit., p. 17.
10
le pluralisme des interprétations et des idées qui rend possible pour nous la pratique de
l’Islam dans cette partie du monde [l’Occident] ? »28.
En raison de leur caractère réducteur et manichéen, ces critiques essentialistes de
l’islam et des musulmans pourraient presque prêter à sourire, si précisément elles ne
faisaient pas aujourd’hui l’objet d’un processus de diffusion et de médiatisation à grande
échelle : ses énonciatrices sont devenues de véritables héroïnes de l’universalisme
occidental en lutte contre l’obscurantisme musulman, reçues sur tous les plateaux de
télévision, écoutées des institutions officielles et récompensées par de très nombreux prix
des « droits de l’homme ».
Beur civique et Beurette exotique : vulgarisation et politisation d’une lecture
ambivalente de la crise sociale
Nous serons brefs sur cette dernière catégorie d’acteurs « critiques » de l’islam et des
musulmans, dans la mesure où nous l’avons maintes fois abordé dans nos précédents écrits
et que nous lui consacrons une analyse approfondie dans notre dernier ouvrage, Marianne
et Allah. Les politiques français face à la question musulmane29. Pour lever de toute
ambiguïté, précisons que nous n’avons jamais considéré ces acteurs politiques comme des
« islamophobes », contrairement à ce l’on a bien voulu nous faire dire. Nous avons
simplement souligné le fait que certains leaders médiatiques, comme Malek Boutih, ancien
président de SOS Racisme et actuel secrétaire national aux « Questions sociales » au Parti
socialiste, et Fadela Amara, présidente de l’association « Ni Putes Ni soumises »,
contribuaient indirectement à légitimer des lectures anxiogènes de la situation sociale dans
les quartiers populaires, appelés abusivement « ghettos urbains ». En focalisant leur discours
sur le « péril islamiste » dans les banlieues, ils participent à légitimer une lecture culturaliste
des réalités françaises et, en définitive, à « islamiser » la question sociale sous couvert
d’universalisme républicain. Ce glissement procède d’une double évolution de la rhétorique
anti-raciste à l’aune des années 1990-2000 : d’une part, une réappropriation progressive des
catégories sécuritaires qui, jusqu’à là, étaient plutôt marquées à droite (récurrence du
thème des « barbares des banlieues ») et, d’autre part, une focalisation obsessionnelle sur
les organisations musulmanes qui sont désormais proclamées comme l’ennemi « numéro 1 »
de la cohésion nationale, à un niveau de dangerosité supérieur, sinon égal, à l’extrême
droite lepéniste. C’est le leitmotiv du discours de légitimation de Malek Boutih qui sera en
quelque sorte repris et féminisé par les « Ni Putes Ni Soumises » au début des années 2000 :
« Les islamistes sont encore plus dangereux, affirme l’ancien président de SOS Racisme. Ils
sont enchantés de ce qui vient de se passer avec Le Pen: chacun chez soi, avec son ordre
moral. Il faudrait être sérieux. Quand je vois des associations prétendre faire du soutien
scolaire, alors qu'elles n'ont qu'une ambition, organiser un quadrillage idéologique, imposer
le voile et leurs normes sociales, il serait temps de mettre un coup de balai à tout ça. Moi, je
ne veux pas d'organisations islamistes en France, même si elles prennent le faux nez
d'associations culturelles ou caritatives. Derrière le travail social, on propage la haine »30.
C’est notamment à Fadela Amara que l’on doit la vulgarisation et le succès de la formule du
« fascisme vert » pour désigner non seulement les associations musulmanes de quartiers
mais aussi les jeunes filles françaises portant le foulard islamique : « Ce qui m’inquiète
28
Irshad Manji, Musulmane mais libre, op. cit.,p. 71.
29
Nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage co-écrit avec Aziz Zemouri, Paris, La Découverte, 2007.
30
Malek Boutih, interview dans L’Express, 9 mai 2002.
11
aujourd’hui, déclare t-elle devant la Commission Stasi, et surtout en tant que femme
musulmane [souligné par nous], c'est que ce ne sont plus ces jeunes là que nous retrouvons
dans ces mouvances, même si ça reste encore un terreau, mais ce sont des garçons et des
filles qui ont des bacs +5 et +10 et qui aujourd’hui sont pour moi, je l’explique très bien et je
le dis régulièrement, des soldats et des soldates du fascisme vert.Vert, bien évidemment
pour la couleur de l’islam »31. On peut le constater : l’amalgame entre « radicalisme
islamique » et « pratique orthodoxe de l’islam » n’est jamais très loin, et produit d’autant
plus d’efficacité persuasive qu’il est énoncé par une « jeune fille française », revendiquant
explicitement son appartenance à la religion musulmane (« je suis musulmane »). C’est toute
l’ambivalence d’un tel discours qui ne réclame pas de la « libre pensée » mais bien de
l’univers musulman pour asseoir sa légitimité auprès des politiques et des institutions de la
République.
D’où parles-tu « camarade musulman(e) » ?
Dans sa Déclaration d’insoumission, le psychanalyste Fethi Benslama résume bien le
dilemme auquel doivent faire face ces « nouveaux Voltaire de l’islam », dilemme qui finit par
devenir une véritable marque d’impuissance : « Les questions que nous nous posions, écrit-
il, étaient prises dans le dilemme que je résumerai ainsi : en tant que laïques, devons-nous
conduire la résistance politique et intellectuelle à l’intérieur de l’espace qui se réfère à
l’islam, au risque d’être assimilés à sa dimension religieuse et de collaborer au mythe
identitaire de ce que l’on appelle désormais l’‘islamisme’ ou au contraire nous situer à
l’extérieur ? »32. Car, c’est bien là le problème que soulèvent les discours et les écrits de ces
« nouvelles Lumières de l’islam » : à qui s’adressent-il finalement ? Aux musulmans ? Aux
régimes répressifs di monde arabo-musulman ? Aux médias occidentaux ? Aux politiques
français ? A ces questions, l’on serait tenté de répondre que, c’est finalement moins le fond
de leur critique qui compte dans le débat public (même si leurs arguments sont parfois
subtiles et pertinents) que la forme : de manière consciente ou inconsciente – nous ne
sommes pas là pour les juger – ces « nouveaux Voltaire de l’islam » participent à la mise en
scène générale d’une rhétorique anxiogène sur l’islam et les musulmans qui est aujourd’hui
considéré comme un discours autorisé et dont les expressions paroxystiques nous ont été
fournies récemment par des intellectuels comme le psychanalyste Patrick Declerck (« je hais
l’islam ») 33, le philosophe Robert Redeker (l’islam est « une chape de plomb sur le
monde »)34, ou des écrivains comme Maurice G. Dantec (la France, « fer de lance de
l’islamisation », devenue « le Frankistan »)35 et Michel Houellebecq (« la religion la plus con
»)36.
En définitive, ces « nouveaux Voltaire de l’islam » sont moins valorisés dans leur
fonction d’imagination ou d’innovation doctrinale que dans celle d’auxiliaires et de soutiens
31
Fadela Amara, « Audition devant la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République (« Commission Stasi ») », 16 novembre 2003.
32
Fethi Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, op. cit., p.
66.
33
Patrick Declerck, « Je hais l’islam, entre autres… », Le Monde, 11 août 2004.
34
Robert Redeker, « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », Le Figaro, 19
septembre 2006.
35
Entretien avec Elisabeth Lévy, « Polémique. Dantec en croisade contre l’Occident maso », Le Point, n° 1790, 4
janvier 2007.
36
Michel Houellebecq, entretien dans le magazine littéraire Lire, septembre 2001.
12
à la critique anti-musulmane des « intellectuels légitimes » - tous non musulmans -, se
coupant ainsi de toute possibilité de relations étroites avec les milieux musulmans croyants
et/ou pratiquants et surtout de toute capacité à entreprendre une véritable réforme de
l’islam dans le futur. Pire, ils n’ont même pas le privilège d’être considérés comme des
« libres penseurs » à visée universaliste, car souvent, malgré eux, ils sont renvoyés
systématiquement à leur « islamité », qu’elle soit réelle ou imaginaire. En effet, pour
nombre d’intellectuels, de journalistes ou de politiques français, un « Voltaire musulman »
sera toujours [et d’abord] « un musulman » - même repenti - et, c’est à ce seul titre ethno-
communautaire et, pas à un autre, qu’il sera convié courtoisement à participer au débat
républicain. C’est donc moins de « Voltaire », dont auront probablement besoin les
« musulmans français » dans les années à venir que de « Zola ».
nouveaux dissidents de l’islam »
Vincent Geisser, Chargé de recherche au CNRS
Publié dans La Revue internationale et stratégique (65),
printemps 2007, p. 142-155.
En février 2004, l’hebdomadaire Marianne choisisait de rendre hommage à ceux qu’il
qualifie désormais de « dissidents de l’islam ». Sous la plume de sa responsable des pages
« éducation », Natacha Polony, on peut lire ainsi : « Opposer les lumières de la raison aux
ténèbres de l'obscurantisme : c'est la mission que s'étaient assignée les philosophes du XVIIIe
siècle, Voltaire, Diderot ou Montesquieu. C'est également l'espoir de ces intellectuels
d'origine maghrébine, universitaires, psychanalystes ou écrivains, qui luttent par leurs écrits
contre l' ‘appropriation sauvage de l'islam’ par l'islamisme. Mais, alors que les premiers
parvenaient à se faire entendre malgré la censure, notre société obsédée de communication
ne laisse que peu de place aux partisans d'un islam moderne, pourtant représentatifs de ce
qu'est aujourd'hui l'islam de France »1.
Qui sont précisément ces partisans d’un islam dit « moderne » ? Quelle position
occupent-ils dans le champ politico-médiatique ? Sont-ils véritablement victimes de
« censure » ou d’indifférence généralisée, comme semble le suggérer la chroniqueuse de
Marianne ?
Nous tenterons de répondre à ces questions, en nous efforçant, d’une part, de resituer
cette notion de « dissidence musulmane » dans son développement historique, et en nous
attachant, d’autre part, à la relativiser au regard des débats intellectuels dominants. L’une
des hypothèses majeures qui sous-tend notre démonstration est que cette « dissidence »
renferme, en réalité, une forte dose de conformisme et que la position de ces acteurs
musulmans « critiques », loin d’être marginale, répond à une demande politique et
médiatique croissante. En ce sens, ce qui au premier regard pourrait apparaître comme une
entreprise subversive sur le plan intellectuel répond davantage à une démarche de soutien
et d’appui à une critique dominante de l’islam et des musulmans. Cette posture
prétendument « critique » s’est largement banalisée, ces dernières années, dans la société
française, au risque d’ailleurs de transformer ces « dissidents de l’islam » en intellectuels
musulmans alibis, l’originalité de leur apport étant souvent occultée au profit de la seule
fonction de légitimation de la dénonciation dominante des « dangers » de l’islam(isme) et
des méfaits du communautarisme musulman.
1
Natacha Polony, « La révolte des dissidents de l’islam », Marianne, n° 356, 16 au 22 février 2004.
2
La dénonciation des « mauvais musulmans » : un genre historique bien assis
Contrairement à une idée reçue, la critique « interne » de l’islam et des musulmans
n’est pas un phénomène récent. De ce point de vue, les « dissidents » actuels ne sont que
des héritiers. Pour se limiter à l’histoire contemporaine, on peut évoquer les prises de
positions d’une minorité d’« élites musulmanes » dans le contexte colonial de l’Algérie
française, qui reprenaient à leur compte les thèses en vogue sur le « retard musulman » et
entendaient ainsi œuvrer à une réforme profonde de leur religion, afin qu’elle s’adapte aux
exigences de la modernité laïque et républicaine. Bien sûr, toutes les nuances de critiques
existaient, allant de ceux qui prônaient la fidélité au « message coranique » et qui
prétendaient précisément que c’étaient les musulmans qui l’avaient trahi – d’où la
décadence inéluctable -, à ceux qui professaient carrément un laïcisme radical, appelant à
une quasi-rupture avec la religion d’origine. Il existait également toute une gamme de
« positions » intermédiaires qui évoluaient en fonction du contexte sociopolitique et des
rapports de force avec le colonisateur. En somme, la critique interne de l’islam a toujours été
étroitement liée aux débats traversant l’ensemble de la société française (indigène et
métropolitaine) et ses thèmes largement dépendants du champ intellectuel dominant,
comme si celle-ci existait moins pour elle-même que pour les autres. En définitive, critiquer
l’islam et les musulmans, c’est moins parler aux « siens » que de donner des signes et des
gages aux acteurs dominants (ou perçus comme tels), renvoyant en cela à au processus de
mythification, analysé avec beaucoup de finesse par le philosophe Albert Memmi dans son
Portait du colonisé : « Confronté en constance avec cette image de lui-même, proposée,
imposée dans les institutions comme dans le contact humain, comment n’y réagirait-il pas ?
Elle ne peut lui demeurer indifférente et plaquée sur lui de l’extérieur, comme une insulte
qui vole dans le vent. Il finit par la reconnaître, tel un sobriquet détesté mais devenu un
signal familier. L’accusation le trouble, l’inquiète d’autant plus qu’il admire et craint son
puissant accusateur. N’a-t-il un peu raison ? murmure-t-il. Ne sommes-nous pas tout de
même un peu coupables ? Paresseux, puisque nous avons d’oisifs ? Timorés, puisque nous
nous laissons opprimer ? […] Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification »2.
Il serait, par ailleurs, inexact de limiter ce type de processus psychosociologique à
l’univers musulman : la France post-révolutionnaire en a connu bien d’autres manifestations,
avec notamment ce qu’on a appelé le courant du franco-judaïsme, porté des élites israélites
qui voyaient exclusivement leur salut dans la « France des Lumières » (la nouvelle
Jérusalem), rejetant au nom de l’idéologie de la régénération, ce qu’ils considéraient comme
les aspects les plus archaïques de leur religion : « dans un tel contexte, rappelle le politiste
Pierre Birnbaum, l’émancipation des Juifs suppose une ‘régénération’ les transformant en
citoyens liés uniquement à l’Etat, abandonnant leur coutumes collectives, leurs règles
internes de même que leurs pratiques qui les maintenaient auparavant à l’écart de la société
globale. Le franco-judaïsme est un pari universaliste de même qu’un jeu à somme nulle, les
bienfaits de l’égalité ne pouvant se réaliser qu’au détriment de la persistance des solidarités
particularistes. Dans ce sens, les Juifs se métamorphosent en israélites, en citoyens de
confession israélite bénéficiant tant de l’égalité politique et civile que de la protection de
l’Etat républicain »3. Cette critique interne au/du judaïsme ne s’est pas cantonnée
2
Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 1985, p.
106-107.
3
Pierre Birnbaum (dir.), « Introduction », Histoire politique des juifs de France, Paris, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, 1990, p. 12.
3
simplement aux laïcs de la « communauté » mais a également été relayée dans les milieux
religieux par certains rabbins, admirateurs de l’œuvre révolutionnaire et républicaine.
L’historien Jean-Marc Chouraqui cite à ce propos le grand rabbin de Belgique, F.-A. Astruc
qui jouissait d’une certaine influence dans le judaïsme francophone et qui, dans son ouvrage
rationaliste Histoire abrégée des juifs, prônait clairement la réconciliation entre la Foi et la
Raison : « ‘le rationalisme peut seul sauver la foi’, et se félicitait de ce q’il ‘envahisse la
synagogue’ »4.
Pour revenir au contexte franco-musulman contemporain, l’historien Guy Pervillé nous
rappelle l’existence, au début du XXe siècle, d’un courant dit « assimilationniste » dans le
contexte colonial algérien, véhiculé par des élites musulmanes qui avaient reçu une « double
éducation » à la fois en arabe littéraire et en français. La plus figure la plus emblématique de
cette mouvance assimilationniste était sans doute Chérif Benhabylès, auteur de l’ouvrage
L’Algérie française vue par un indigène, paru en 1914, et qui entendait moins dénoncer la
« maladie de l’islam » que celle de ses coreligionnaires musulmans, dont l’ignorance et la
paresse intellectuelle auraient précipité la décadence. C. Benhabylès ne reniait en rien sa foi
musulmane – il se réclamait des enseignements du Prophète Mohammed - mais voulait agir
« à l’intérieur » de l’univers islamique, afin d’entreprendre une réforme profonde des esprits
musulmans endormis par le fanatisme et les pratiques archaïques : « [Benhabylès] reproduit
quatre conférences prononcées par celui-ci en arabe, dans lesquelles alternent les
manifestations de gratitude envers la France et les dénonciations de l’ignorance dans
laquelle des fanatiques prétendent les enfermer. Ces mauvais musulmans ne font que
prolonger la décadence de l’Islam, en méprisant les vrais enseignements du Prophète : ‘Nous
avons déserté les sciences et les arts et nous sommes demeurés dans la solitude, nous
n’avons fait aucun effort pour suivre les grandes nations voisines dans leur progrès et nous
sommes demeurés en arrière. Cependant, notre religion ne nous empêchait pas de participer
à cette évolution vers le mieux qui entraînait le monde. Et maintenant, nous voyons les autres
peuples, produire, en dehors de nous, des choses utiles, que notre religion elle-même nous
recommandait d’acquérir, mais nous ne l’avons point écoutée. Bien plus, ces découvertes
utiles, nous les avons déclarées mauvaises. Alors, les calamités, l’indigence, qui peuvent
engendrer toutes les vices, nous écrasé de leur foudre’ »5.
A l’instar de certains « dissidents de l’islam » actuels, C. Benhabylès pensait que les
êtres humains était les premiers fautifs dans la corruption de la religion musulmane et
pointait déjà la responsabilité majeure des tenants du panislamisme (partisans de l’unité de
la oumma) que d’aucuns considéreront, au risque d’anachronisme, comme les ancêtres des
fondamentalistes et des islamistes d’aujourd’hui : « L’Islam recommande la recherche de la
science par l’interrogation, ‘précepte de liberté, principe de recherche scientifique, qui
permet d’atteindre la vérité en quelque endroit qu’elle se trouve, maxime grâce à laquelle
ceux qui nous ont précédés ont connu les devoirs de la vraie religion, si opposée au
fanatisme’ »6.
Si des personnalités musulmanes comme C. Benhabylès étaient convaincues d’une
possible réconciliation entre la Foi et la Raison, d’autres, en revanche, véhiculaient un
4
Jean-Marc Chouraqui, « De l’émancipation des juifs à l’émancipation du judaïsme. Le regard des rabbins
français du XIXe siècle », dans Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des juifs de France, op. cit. p. 50.
5
Chérif Benhabylès, L’Algérie française vue par un indigène, cité par Guy Pervillé, Les étudiants algériens à
l’Université française 1880-1962, Alger, Casbah Editions, 1997, p. 212 (édition française : CNRS-Editions, 1984).
Les passages en italiques sont les propres phrases de C. Benhabylès, les autres en caractère normal renvoient
aux commentaires de G. Pervillé.
6
Ibid., p. 215.
4
laïcisme radical, n’accordant aucune concession à la croyance et à la pratique musulmanes.
Selon elles, tel l’avocat Hanafi Lhamek, l’assimilation à la culture française supposait une
rupture avec la religion musulmane – représentée comme la religion des envahisseurs
arabes – et une adhésion à l’idéologie républicaine, synonyme de modernité et
d’universalisme. Un tel courant, minoritaire chez les élites indigènes – pour reprendre la
catégorie en usage à l’époque - revendiquait en quelque sorte une « désilamisation »
progressive des sujets musulmans, au moins dans les espaces publics : « Cette profession de
foi laïque, relève l’historien Guy Pervillé, n’empêchait pas l’auteur [Hanafi Lhamek] de
prononcer contre l’Islam et contre les Arabes un réquisitoire qui fit scandale, en particulier
chez les Oulémas. La pire conséquence de l’invasion arabe, affirmait-il, fut ‘l’introduction en
Berbérie de ce facteur de mort qui s’appelle l’Islam […] chloroforme d’une efficacité
extraordinaire’. Les principes du Coran ‘sont en contradiction absolue avec les lois de la vie
moderne… En adoptant l’Islam, une masse ignorante va infailliblement vers l’abîme’»7.
Comme nous le verrons, ce courant laïciste radical n’a pas complètement disparu dans la
société française d’aujourd’hui : certaines élites françaises issues de l’immigration
postcoloniale développent des thèses comparables, empreintes d’un certain berbérisme
anti-musulman, allant jusqu’à montrer, à partir d’arguments fort contestables, que la culture
berbère entretiendrait de affinités « naturelles » avec la laïcité et l’universalisme républicain.
Enfin, encore plus radicale dans leur critique de l’islam, étaient les rares adeptes du
courant « conversionniste » qui n’hésitaient pas à défendre à l’époque coloniale l’idée d’une
conversion massive des Kabyles musulmans au christianisme, identifié à la religion
de civilisation par opposition à l’islam, religion de régression : « Q’il fut chrétien ou laïque,
cet assimilationnisme absolu se traduisait le plus souvent en berbérisme, ou plutôt en
pseudo-berbérisme, car il ne prétendait pas à défendre et illustrer la culture berbère, mais
seulement renier la solidarité arabo-islamique pour donner corps et âme la Berbérie à la
France »8. A l’heure actuelle, on trouverait des traces de ce courant conversionniste kabyle
chez des intellectuels comme Lucien Samir Arezki Oulahbib, auteur d’ouvrages sur le
« racines chrétiennes » des Berbères9 et qui défend la thèse, selon laquelle l’islamisme ne
serait pas une déviation de l’islam mais bien son incarnation la plus parfaite. Pour cet auteur,
il ne fait aucun doute que le projet islamiste est tout entier contenu dans le Coran : « En fait,
écrit-il, le débat est biaisé par avance si l’on n’explique pas que loin de mal lire le Coran, les
islamistes l’appliquent à la lettre. On peut certes reprocher à quelque occidental de ne pas
savoir lire ce texte (et dans ce cas la réciproque est vraie, aucun musulman n’a vraiment lu
les Evangiles, la Bible, les sages grecs...), mais si l’on dit de même, pour quelque théologien
proche des Frères musulmans, du wahhabisme, du khomenisme, il faut le prouver, il faut
débattre avec eux et devant nous, si ignares, pour observer s’il s’agit d’une différence de
degré ou de nature »10.
Que reste t-il aujourd’hui de ces différents courants critiques à l’égard de l’islam et des
musulmans ?
S’il est possible de relever des analogies et des parentés intellectuelles entre les
critiques actuelles et les critiques ayant cours durant la période coloniale, il convient de ne
pas conclure en une simple reproduction des discours et des énoncés. En ce sens, les
7
Ibid., p. 215.
8
Ibid., p. 215.
9
Lucien Oulahbib, Les Berbères et le Christianisme, Paris, Editions Berbères, 2004.
10
Lucien-Samir Arezki Oulahbib, « Islam/isme : les illusions d’un débat », www.agoravox.fr, 1er décembre 2006.
5
nouveaux « Zola » ou « Voltaire de l’islam » s’inscrivent dans un contexte sociopolitique
totalement différent qui nous interdit de parler de continuum colonial.
Figures emblématiques de la « critique musulmane » : sous les apparences de la
subversion, un certain conformisme idéologique
Habituellement la formule de « dissidents » s’applique à des individus ou des groupes
qui ont choisi de se mettre en marge du « système » pour le contester ou carrément le
changer en profondeur. On l’a notamment employé pour désigner les opposants ou les
résistants dans les anciens régimes socialistes d’Europe orientale et, d’une manière plus
générale, tous ceux luttant contre les régimes autoritaires et totalitaires. Dès lors, on
comprend la difficulté de l’appliquer à ceux qui, en France et dans les démocraties
occidentales, critiquent l’islam ou les musulmans. Si ces derniers dénoncent parfois et, à
juste titre, le caractère « répressif » de certains régimes du monde arabo-musulman (les
pays du Golfe persique, l’Iran, le Soudan…), leurs discours et leurs actions « subversives » se
traduisent rarement par une démarche oppositionnelle, se contentant, le plus souvent, de
pointer du doigt les « dérives » des musulmans d’Occident, à savoir les groupes et les
associations islamiques résidant en Europe et en Amérique du Nord. En ce sens, les
nouveaux « Voltaire de l’islam » apparaissent moins comme des dissidents que des cautions
musulmanes « éclairées » à la critique plus générale de l’islam et des musulmans qui se
développent aujourd’hui dans la plupart des pays occidentaux. Leur dénonciation vise moins
à réformer l’univers musulman de l’intérieur, qu’à légitimer les discours dominants sur la
religion musulmane, en y apportant parfois des nuances ou, au contraire, en renforçant
davantage leur caractère essentialiste (l’islam serait par nature extrémiste). C’est toute
l’ambivalence du positionnement de ces « nouveaux » critiques de l’islam : ils semblent
moins œuvrer à une réforme de la religion musulmane, qu’à conforter des présupposés et
des préjugés déjà présents dans les sociétés occidentales. Il convient bien sûr de ne pas
caricaturer leurs prises de positions : certains parmi ces « nouveaux » critiques sont des
intellectuels érudits, dont l’éclairage est souvent stimulant et novateur. Toutefois, dans le
jeu de rôle qui leur est imparti, au sein du champ politico-médiatique, la subtilité de leur
point de vue tend à disparaître au profit des aspects les plus grossiers et manichéens de leur
analyse, ces derniers étant sommés de jouer la partition du « bon musulman » ou du
« musulman éclairé » pour décrédibiliser le « mauvais musulman », à savoir celui que l’on
qualifie pêle-mêle d’intégriste, de fondamentaliste ou d’islamiste, ces catégories étant
interchangeables. Certains acceptent les règles du jeu, d’autres les refusent. C’est tout le
paradoxe de ces acteurs qui se prétendent des « intellectuels musulmans libres », alors que
leur discours est généralement formaté ou, plutôt reformaté, par les impératifs du débat
politico-médiatique. Dans ce jeu de rôle ethno-religieux (« bons musulmans intégrés » versus
« mauvais musulmans intégristes »), point de place pour l’originalité et la créativité. En
recourant à la méthode des idéal-types, nous nous proposons d’analyser ici quelques figures
emblématiques de cette « nouvelle » critique de l’islam : l’intellectuel érudit, la rebelle
algérienne, la martyre exilée, le Beur civique et la Beurette émancipée, sachant que les trois
premières catégories renvoient plutôt au registre intellectuel, alors que les deux dernières
relèvent davantage de la vulgarisation, voire de la politisation.
L’intellectuel érudit ou la nostalgie de « l’islam des Lumières »
6
Depuis quelques années, on peut constater la publication d’un certain nombre d’essais
critiques sur l’islam dont les auteurs correspondent assez bien à l’image de l’intellectuel
« franco-arabe » ou « franco-maghrébin », formé dans les deux cultures et les deux langues,
entretenant ainsi une vision mélancolique d’un modèle d’éducation propre à certaines élites
maghrébines. Parmi eux, les intellectuels franco-tunisiens Abdelawahab Meddeb et Fethi
Benslama sont sans aucun doute les plus représentatifs de cette « nouvelle vague ». Leurs
écrits ne cessent de louer cet « islam des Lumières » de leur enfance et leur adolescence (le
Maghreb des années 1950-1960), aujourd’hui emporté par la « vague intégriste » : « Il faut le
reconnaître, constate A. Meddeb, le modèle européen dans lequel j’ai grandi, celui qui
émane des Lumières françaises et qui m’a formé, à travers un enseignement franco-arabe,
n’est plus attractif. […] J’ai assisté dans mon enfance (dans les années 1950), dans cette
citadelle de l’islam qu’est la médina de Tunis, au dévoilement des femmes au nom de
l’occidentalisation et de la modernité ; cela a concerné les femmes, les filles et les sœurs des
docteurs de la Loi qui tenaient chaire dans la millénaire université théologique de la Zitouna
(une des trois plus importantes de l’islam sunnite…) »11. Cette célébration de « l’islam des
Lumières » évoque parfois les accents fortement assimilationnistes de certaines élites
indigènes profrançaises pendant la période coloniale. Ainsi, A. Meddeb n’hésite pas à se
réclamer ouvertement du penseur nationaliste Ernest Renan : « [….] Je lui pardonne son
racisme, sa vision essentialiste des langues et des systèmes symboliques, sa hiérarchie entre
les expressions et les imaginaires…car il m’a aussi aidé à comprendre la chimère que
représentent le panarabisme comme le panislamisme. Son opuscule Qu’est-ce qu’une
nation ? m’a rappelé que la nation n’est fondée ni sur l’unité linguistique, ni sur la
communauté de la foi, ni sur la continuité géographique, ni sur le langage de l’histoire. Elle
l’est sur le seul désir d’être ensemble. C’est ce désir qui m’a fait choisir la communauté
française, où mon nom étranger se décline dans l’amputation sonore, où je continue
d’entretenir ma généalogie islamique et la croiser avec mon autre généalogie européenne.
Ainsi l’hérité et le choisi se combinent à l’intérieur d’un seul et même être… »12.
N’échappant pas à une vision évolutionniste, l’islam connaîtrait, selon ces « nouveaux
Voltaire musulmans », un déclin inéluctable, dont la responsabilité incomberait
principalement aux peuples musulmans. A ce propos, le psychanalyste Fethi Benslama écrit :
« Face à la terreur du nom [Islam = soumission] et à la hantise de sa trahison que l’idéologie
islamiste diffuse dans la jeunesse, il s’agit ici de reprendre le travail de l’écart entre le nom et
l’essence, celui-là même qui fut à l’œuvre chez les penseurs de la liberté dans la civilisation
islamique (Avicenne, Averroès, Ibn Arabî, etc.) ou celle des Lumières européennes, puisque
tel est l’un des sens du travail de la culture »13. Même constat pessimiste chez le poète A.
Meddeb pour qui le déclin de l’islam semble irréversible : « Je voudrais reprendre la
question du déclin et comprendre l’écart qui sépare l’islam ancien de l’islam actuel, saisir les
causes qui ont conduit de la splendeur à la misère »14.
Au premier rang des accusés, ceux que A. Meddeb appelle avec un certain dédain les
« semi-lettrés » de l’islam, c’est-à-dire ces nouvelles élites du monde arabo-musulman,
issues de la démocratisation de l’enseignement qui, selon lui, useraient et abuseraient de
leurs titres universitaires pour se livrer à une « lecture sauvage » des textes afin
11
Abelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2002, p. 43.
12
Ibid., p. 220-221.
13
Fethi Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, Paris,
Flammarion, 2005, p. 30.
14
Abelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, op. cit,. 158.
7
d’endoctriner les masses ignorantes. La dénonciation verse ici facilement dans une forme
d’élitisme, les « Voltaire de l’islam » ayant tendance à traiter leurs « pairs » du monde arabe
avec un certain mépris (nous sommes les Lumières, ils sont les ignorants), comme si la
démocratisation de l’Université était responsable de l’islamisme et du radicalisme. En
somme, ces « Voltaire du XXIe sièlce » entendent dénoncer le nivellement par le bas de la
pensée islamique et appellent au retour d’un « islam aristocratique » : « D’aristocratique,
dénonce A. Meddeb, le sujet islamique devient peu à peu l’homme du ressentiment, cet
homme frustré, insatisfait, se pensant au-dessus des conditions qui lui sont faites ; comme
tout semi-intellectuel, il s’avère (dans ses refus et sa haine accumulés) candidat à la
vengeance, prédisposé à l’action insurrectionnelle et à ce qu’elle comporte de dissimulation
et de sacrifice »15.
Le principal reproche que l’on peut adresser à ces « nouveaux » critiques érudits de
l’islam (Abdelawahab Meddeb, Fethi Benslama, Malek Chebel..), c’est finalement de
répondre au processus d’idéalisation identitaire des islamistes (la citée idéale de Médine des
débuts de l’islam) par une autre idéalisation toute aussi mythique (la cité musulmane
aristocratique du Moyen Âge ou, pire, la cité coloniale franco-arabe), s’exposant par là à
n’avoir aucune prise sur l’évolution sociologique de l’islam actuel et sur les « musulmans
réels ». A l’idéalisme islamo-fondamentaliste, ils opposent un idéalisme élitiste et
intellectualiste qui conforte à son tour, comme le relève fort pertinemment l’historienne
Sylvie Denoix, une vision à la fois essentialiste et quasi-génétique de l’islam, d’où d’ailleurs la
référence récurrente à la maladie, comme si la religion musulmane était un « corps
biologique » : « Nul ne pense, dans une posture essentialiste équivalente à celle qui consiste
à considérer les crimes islamistes comme ‘la maladie de l’islam’, à corréler les civilisations et
les crimes qui y sont commis. Sauf dans le cas de l’islam. Cet amalgame est dangereux, et pas
seulement intellectuellement. Il peut avoir des effets de réel comme celui qui conduit la
grande puissance qui a subi les attentats du 11 septembre à attaquer militairement un ou
plusieurs pays musulmans, même s’il(s) n’est/ne sont pas directement impliqué(s) dans ces
événements. [….] La critique de l’intégrisme musulman, pour radicale qu’on attende qu’elle
soit, aurait plus de positivité politique si l’on démontrait plutôt qu’il n’est qu’une errance de
l’islam »16.
De la rebelle algérienne à la jeune martyre exilée : la critique féminine de l’islam[isme]
Depuis la période coloniale, la question de la « femme musulmane » occupe une place
centrale dans l’idéologie émancipatrice française, notamment dans sa version progressiste,
renvoyant à l’idée que la réforme de l’islam passerait d’abord par une libération de la
musulmane soumise à l’obscurantisme et au patriarcat des « mâles arabo-musulmans »17.
De ce fait, la critique laïque ou laïciste de l’islam s’est toujours attachée à mettre en scène
des « femmes musulmanes », comme actrices passives ou actives de leur propre libération
sous des registres multiples : vestimentaire (le dévoilement), matériel (la modernisation-
hygiènisation de l’espace domestique), social (la visibilité dans les lieux publics), culturel
(l’adhésion aux valeurs universalistes) et bien sûr religieux (l’abandon total ou partiel de sa
religion familiale). Ce thème de l’émancipation féminine musulmane se présente avec
15
Ibid., p. 22.
16
Sylvie Denoix, « Compte rendu » de l’ouvrage d’Abdelwahab Meddeb : La maladie de l’islam, REMMM,
n° 101-102, 2003.
17
Nacira Guénif-Soulimas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2004.
8
d’autant plus d’acuité dans le complexe franco-algérien, parce qu’il est enserré dans une
histoire partagée et douloureuse (la colonisation, la guerre d’Algérie, la relation franco-
algérienne après l’indépendance et le conflit sanglant des années 1990). En somme, les
récents événements d’Algérie (1991-1998) et surtout la peur de la « contagion islamiste »
sur le territoire français (« Les islamistes sont parmi nous ») n’ont fait que réactiver ce mythe
de l’émancipation féminine, comme élément structurant de notre imaginaire national et
républicain : les héros de la critique de l’islam[isme] sont d’abord des héroïnes, parce que ce
sont, elles, précisément qui sont supposées être les premières victimes de l’obscurantisme
musulman : les écrivaines et essayistes Latifa Ben Mansour18, Malika Mokeddem19 ou
Khalida Messaoudi20 sont devenues, à l’horizon des années 1990, les figures emblématiques
de cette « nouvelle » résistance franco-algérienne à la tentation obscurantiste. Désormais,
les victimes ne sont plus silencieuses : elles prennent la parole et surtout elles écrivent pour
dénoncer la « dérive fondamentaliste », sans jamais pour autant verser dans l’islamophobie
haineuse. Toutefois, leur discours n’est pas sans effet sur les consciences françaises
effrayées par le spectre d’une infiltration islamiste dans le corps national. Prises dans un jeu
de rôle complexe, dont elles ne maîtrisent pas toujours les conséquences anxiogènes (effets
de la surexposition médiatique et de la mise en scène manichéenne du message), ces «
résistantes franco-algériennes » viennent parfois renforcer, malgré elles, les peurs et les
fantasmes de la société française à l’égard de l’objet « islam ».
Cependant, force est de constater que ces « résistantes de la première heure » à
l’obscurantisme sont aujourd’hui, en grande partie, éclipsées sur le plan médiatique par les
« nouvelles martyres de l’islamisme » qui, plus jeunes –elles sont nées dans les années 1960
-, sont nettement plus virulentes et surtout plus caricaturales dans leur dénonciation : leur
anti-islamisme empreinte souvent les chemins de l’essentialisme racialisant, au point de
tomber dans une « islamophobie » à peine voilée. Elles ne sont plus franco-algériennes
comme leurs devancières, dans la mesure où la transnationalisation de la « menace
islamique » a aussi favorisé une transnationalisation de la mise en scène des figures
féminines de la résistance à l’obscurantisme. Elles sont désormais iraniennes (Chahdortt
Djavann en France)21, pakistanaises (Irshad Manji au Canada)22 ou somaliennes (Ayaan Hirsi
Ali aux Pays-Bas)23 et répondent aussi très largement à une certaine forme d’esthétisme
médiatique : loin de correspondre à l’image de la « femme d’expérience » que pouvaient
véhiculer les héroïnes franco-algériennes, ces « nouvelles martyres » renvoient d’abord à
une image de beauté et de pureté, presque innocente, sortes de Madones des temps
modernes. Leur discours de dénonciation joue très largement sur les registres émotionnel et
compassionnel, excluant de facto de toute possibilité de critique « objective » (les
intellectuels occidentaux seraient des « inconscients » ou, pire, des « complices », de
18
Latifa Ben Mansour, La prière de la peur, Paris, Le Différence, 1997 ; Frères musulmans, frères féroces.
Voyage dans l’enfer du discours islamiste, Paris, Ramsay, 2002 ; Les mensonges des intégristes, Paris, Editions
du Rocher, 2004.
19
Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins, Paris, Grasset, 1995 ; L’interdite, Paris, LGF, « Le Livre de
Poche », 1995 ; La transe des insoumis, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 2005.
20
Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout. Entretiens avec Elisabeth Schemla, Paris, Flammarion,
« Témoignage », 1999.
21
Chahdortt Djavann est née en 1967 en Iran. Elle est arrivée en France en 1993. Elle est l’auteure de Bas les
voiles !, Paris, Gallimard, 2003.
22
Irshad Manji est née en 1968. Elle est arrivée au Canada en 1972. Surnommée la « refuznik de l’islam », elle
est l’auteure de nombreux essais, dont Musulmane mais libre, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de Poche », 2003.
23
Ayaan Hirsi Ali est née en 1969. Elle est arrivée aux Pays-Bas au début des années 1990. Elle est l’auteure de
Insoumise, Paris, Pocket, 2005.
9
l’islamisme) : « J’avais treize ans, se rappelle Chahdortt Djavann, quand la loi islamique s’est
imposée en Iran sous la férule de Khomeiny rentré de France avec la bénédiction de
beaucoup d’intellectuels français. Une fois encore, ces derniers avaient décidé pour les
autres de ce que devaient être leur liberté et leur avenir. Une fois encore, ils s’étaient
répandus en leçons de morale et en conseils politiques. Une fois encore, ils n’avaient rien vu
venir, ils n’avaient rien compris. Une fois encore, ils avaient tout oublié et, forts de leurs
erreurs passées, s’apprêtaient à observer impunément les épreuves subies par les autres, à
souffrir par procuration, quitte à opérer, le moment venu, quelques révisions déchirantes
qui n’entameraient toutefois ni leur bonne conscience ni leur superbe »24. La somalo-
néerlandaise Ayaan Hirsi Ali, surnommée par certains médias la « Voltaire noire » développe
une volonté identique de jouer sur la culpabilisation des « intellectuels occidentaux » : « Ma
critique de la religion et de la culture islamiques, écrit-elle, est parfois reçue comme une
offense. Dans les faits, l’attitude des tenants du relativisme culturel est beaucoup plus dure,
plus offensante et plus blessante. Eux se sentent supérieurs, considérant les musulmans
comme ‘l’autre’ que l’on doit ménager. Ils pensent qu’il vaut mieux éviter de critiquer
l’islam, parce qu’ils craignent la rage des musulmans. Bien qu’ils soient prétendument des
libéraux, on constate qu’ils n’aident pas les musulmans à suivre l’appel au civisme qui nous a
été lancé »25.
Mais, comme nous l’écrivions ci-dessus, leur critique radicale de l’islam et des
musulmans échappe difficilement à une forme d’essentialisme qui aboutit à faire de la
religion musulmane une substance éternelle et irréformable et à présenter les hommes
musulmans comme des « animaux religieux », violents, sexistes, barbares et incapables de
contrôler leurs pulsions sexuelles. Ainsi, Ayaan Hirsi Ali n’hésite pas à comparer les mâles
musulmans à des boucs : « Dans l’islam, l’homme est représenté comme ce bouc. S’il voit
une femme découverte, il lui saute dessus. Les hommes musulmans n’ont aucune raison
d’apprendre à se maîtriser. Ils n’en ont pas besoin. Ils ne sont pas éduqués dans le domaine
sexuel. Et la morale sexuelle est entièrement tournée vers les femmes ». De son côté,
Chahdortt Djavann, auteure du « J’accuse de la condition féminine », selon l’historienne
Laure Olive qui ose la comparer à Zola26, surenchérit sur ce thème de la dépravation
sexuelle, en montrant que la prostitution, la pédophilie et l’inceste sont des produits
directement dérivés de la « culture islamique » : « Dans les pays musulmans, malgré le voile
des femmes, le viol et la prostitution font des ravages. La pédophilie y est très répandue car
si la relation sexuelle, non conjugale, entre deux adultes consentants est interdite et
sévèrement sanctionnée par les lois islamiques, aucune loi ne protège les enfants. Il y a
suffisamment d’enfants abandonnés à eux-mêmes, dans ces pays, pour faire les frais des
besoins sexuels urgents des hommes »27. En somme, les musulmans sont renvoyés
majoritairement à un statut de quasi débiles mentaux, qu’il conviendrait donc d’éduquer ou,
plutôt, de rééduquer à marche forcée, comme le laissent à penser les écrits de la pakistano-
canadienne, Irshad Manji, qui s’est lancée dans une véritable croisade d’occidentalisation
des esprits musulmans : « J’ai résumé mon défi de la manière suivante à mes camarades
musulmans : allons-nous rester spirituellement infantiles, enchaînés à des attentes de
conformisme et de mutisme, ou bien allons-nous devenir des citoyens, capables de défendre
24
Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. cit., p. 8.
25
Ayaan Hirsi Ali, Insoumise, op. cit.,p. 13.
26
Laure Olive, « Le ‘J’accuse’ de la condition féminine », EspacesTemps.net, 27 avril 2004,
http://espacestemps.net/document279.html.
27
Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. cit., p. 17.
10
le pluralisme des interprétations et des idées qui rend possible pour nous la pratique de
l’Islam dans cette partie du monde [l’Occident] ? »28.
En raison de leur caractère réducteur et manichéen, ces critiques essentialistes de
l’islam et des musulmans pourraient presque prêter à sourire, si précisément elles ne
faisaient pas aujourd’hui l’objet d’un processus de diffusion et de médiatisation à grande
échelle : ses énonciatrices sont devenues de véritables héroïnes de l’universalisme
occidental en lutte contre l’obscurantisme musulman, reçues sur tous les plateaux de
télévision, écoutées des institutions officielles et récompensées par de très nombreux prix
des « droits de l’homme ».
Beur civique et Beurette exotique : vulgarisation et politisation d’une lecture
ambivalente de la crise sociale
Nous serons brefs sur cette dernière catégorie d’acteurs « critiques » de l’islam et des
musulmans, dans la mesure où nous l’avons maintes fois abordé dans nos précédents écrits
et que nous lui consacrons une analyse approfondie dans notre dernier ouvrage, Marianne
et Allah. Les politiques français face à la question musulmane29. Pour lever de toute
ambiguïté, précisons que nous n’avons jamais considéré ces acteurs politiques comme des
« islamophobes », contrairement à ce l’on a bien voulu nous faire dire. Nous avons
simplement souligné le fait que certains leaders médiatiques, comme Malek Boutih, ancien
président de SOS Racisme et actuel secrétaire national aux « Questions sociales » au Parti
socialiste, et Fadela Amara, présidente de l’association « Ni Putes Ni soumises »,
contribuaient indirectement à légitimer des lectures anxiogènes de la situation sociale dans
les quartiers populaires, appelés abusivement « ghettos urbains ». En focalisant leur discours
sur le « péril islamiste » dans les banlieues, ils participent à légitimer une lecture culturaliste
des réalités françaises et, en définitive, à « islamiser » la question sociale sous couvert
d’universalisme républicain. Ce glissement procède d’une double évolution de la rhétorique
anti-raciste à l’aune des années 1990-2000 : d’une part, une réappropriation progressive des
catégories sécuritaires qui, jusqu’à là, étaient plutôt marquées à droite (récurrence du
thème des « barbares des banlieues ») et, d’autre part, une focalisation obsessionnelle sur
les organisations musulmanes qui sont désormais proclamées comme l’ennemi « numéro 1 »
de la cohésion nationale, à un niveau de dangerosité supérieur, sinon égal, à l’extrême
droite lepéniste. C’est le leitmotiv du discours de légitimation de Malek Boutih qui sera en
quelque sorte repris et féminisé par les « Ni Putes Ni Soumises » au début des années 2000 :
« Les islamistes sont encore plus dangereux, affirme l’ancien président de SOS Racisme. Ils
sont enchantés de ce qui vient de se passer avec Le Pen: chacun chez soi, avec son ordre
moral. Il faudrait être sérieux. Quand je vois des associations prétendre faire du soutien
scolaire, alors qu'elles n'ont qu'une ambition, organiser un quadrillage idéologique, imposer
le voile et leurs normes sociales, il serait temps de mettre un coup de balai à tout ça. Moi, je
ne veux pas d'organisations islamistes en France, même si elles prennent le faux nez
d'associations culturelles ou caritatives. Derrière le travail social, on propage la haine »30.
C’est notamment à Fadela Amara que l’on doit la vulgarisation et le succès de la formule du
« fascisme vert » pour désigner non seulement les associations musulmanes de quartiers
mais aussi les jeunes filles françaises portant le foulard islamique : « Ce qui m’inquiète
28
Irshad Manji, Musulmane mais libre, op. cit.,p. 71.
29
Nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage co-écrit avec Aziz Zemouri, Paris, La Découverte, 2007.
30
Malek Boutih, interview dans L’Express, 9 mai 2002.
11
aujourd’hui, déclare t-elle devant la Commission Stasi, et surtout en tant que femme
musulmane [souligné par nous], c'est que ce ne sont plus ces jeunes là que nous retrouvons
dans ces mouvances, même si ça reste encore un terreau, mais ce sont des garçons et des
filles qui ont des bacs +5 et +10 et qui aujourd’hui sont pour moi, je l’explique très bien et je
le dis régulièrement, des soldats et des soldates du fascisme vert.Vert, bien évidemment
pour la couleur de l’islam »31. On peut le constater : l’amalgame entre « radicalisme
islamique » et « pratique orthodoxe de l’islam » n’est jamais très loin, et produit d’autant
plus d’efficacité persuasive qu’il est énoncé par une « jeune fille française », revendiquant
explicitement son appartenance à la religion musulmane (« je suis musulmane »). C’est toute
l’ambivalence d’un tel discours qui ne réclame pas de la « libre pensée » mais bien de
l’univers musulman pour asseoir sa légitimité auprès des politiques et des institutions de la
République.
D’où parles-tu « camarade musulman(e) » ?
Dans sa Déclaration d’insoumission, le psychanalyste Fethi Benslama résume bien le
dilemme auquel doivent faire face ces « nouveaux Voltaire de l’islam », dilemme qui finit par
devenir une véritable marque d’impuissance : « Les questions que nous nous posions, écrit-
il, étaient prises dans le dilemme que je résumerai ainsi : en tant que laïques, devons-nous
conduire la résistance politique et intellectuelle à l’intérieur de l’espace qui se réfère à
l’islam, au risque d’être assimilés à sa dimension religieuse et de collaborer au mythe
identitaire de ce que l’on appelle désormais l’‘islamisme’ ou au contraire nous situer à
l’extérieur ? »32. Car, c’est bien là le problème que soulèvent les discours et les écrits de ces
« nouvelles Lumières de l’islam » : à qui s’adressent-il finalement ? Aux musulmans ? Aux
régimes répressifs di monde arabo-musulman ? Aux médias occidentaux ? Aux politiques
français ? A ces questions, l’on serait tenté de répondre que, c’est finalement moins le fond
de leur critique qui compte dans le débat public (même si leurs arguments sont parfois
subtiles et pertinents) que la forme : de manière consciente ou inconsciente – nous ne
sommes pas là pour les juger – ces « nouveaux Voltaire de l’islam » participent à la mise en
scène générale d’une rhétorique anxiogène sur l’islam et les musulmans qui est aujourd’hui
considéré comme un discours autorisé et dont les expressions paroxystiques nous ont été
fournies récemment par des intellectuels comme le psychanalyste Patrick Declerck (« je hais
l’islam ») 33, le philosophe Robert Redeker (l’islam est « une chape de plomb sur le
monde »)34, ou des écrivains comme Maurice G. Dantec (la France, « fer de lance de
l’islamisation », devenue « le Frankistan »)35 et Michel Houellebecq (« la religion la plus con
»)36.
En définitive, ces « nouveaux Voltaire de l’islam » sont moins valorisés dans leur
fonction d’imagination ou d’innovation doctrinale que dans celle d’auxiliaires et de soutiens
31
Fadela Amara, « Audition devant la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République (« Commission Stasi ») », 16 novembre 2003.
32
Fethi Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, op. cit., p.
66.
33
Patrick Declerck, « Je hais l’islam, entre autres… », Le Monde, 11 août 2004.
34
Robert Redeker, « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », Le Figaro, 19
septembre 2006.
35
Entretien avec Elisabeth Lévy, « Polémique. Dantec en croisade contre l’Occident maso », Le Point, n° 1790, 4
janvier 2007.
36
Michel Houellebecq, entretien dans le magazine littéraire Lire, septembre 2001.
12
à la critique anti-musulmane des « intellectuels légitimes » - tous non musulmans -, se
coupant ainsi de toute possibilité de relations étroites avec les milieux musulmans croyants
et/ou pratiquants et surtout de toute capacité à entreprendre une véritable réforme de
l’islam dans le futur. Pire, ils n’ont même pas le privilège d’être considérés comme des
« libres penseurs » à visée universaliste, car souvent, malgré eux, ils sont renvoyés
systématiquement à leur « islamité », qu’elle soit réelle ou imaginaire. En effet, pour
nombre d’intellectuels, de journalistes ou de politiques français, un « Voltaire musulman »
sera toujours [et d’abord] « un musulman » - même repenti - et, c’est à ce seul titre ethno-
communautaire et, pas à un autre, qu’il sera convié courtoisement à participer au débat
républicain. C’est donc moins de « Voltaire », dont auront probablement besoin les
« musulmans français » dans les années à venir que de « Zola ».
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